Du dépôt des émotions au dépôt de plainte : quand l’une des parties sort du cadre.
Anciens époux, Albert et Louise* ont fondé une entreprise il y a douze ans, et après un divorce à l’amiable, ils ont décidé de continuer à travailler ensemble au sein de cette structure qui emploie aujourd’hui trente personnes.
Les deux premières années suivant la rupture, tout s’est bien passé. Chacun faisait très attention, et l’on sait que les accidents de la route arrivent plus souvent par grand soleil sur une voie rectiligne qu’en temps de pluie dans un virage : on fait plus attention quand le terrain est glissant.
Et puis un jour, Louise a entamé une relation amoureuse. Avec un collaborateur de l’entreprise. Et Albert n’a pas supporté. Est-il victime de vieux démons -il a toujours eu des doutes sur la fidélité de sa femme-, est-il maladivement jaloux et colérique, a-t-elle été maladroite dans sa volonté de vivre son histoire au grand jour, voire de façon très ostentatoire, au vu des circonstances ?
Ils n’ont pas le même point de vue sur la question.
Mais les effets de leur tension commencent à ruisseler sur leurs modes de management, et la gouvernance de l’entreprise en pâtit.
Ça c’est la version polie.
Dans la vraie vie, ils sont devenus, chacun à leur manière, impossibles à gérer, et inversement… les employés n’en peuvent plus, les démissions s’accélèrent et les clients commencent à grogner.
Albert crie dans les couloirs, Louise pleure en réunion, elle crie parfois, il pleure, seul. Ils ont tous les deux conscience que la situation ne peut plus durer. Le collaborateur ayant une relation avec Louise a démissionné, ce qui a empiré le problème car elle en veut terriblement à Albert depuis.
Un ami commun leur parle -séparément- de la médiation, et, malgré leur colère Albert et Louise parviennent à se convaincre qu’ « on peut toujours essayer ».
Les co-médiateurs ont vu Albert et Louise séparément, et chacun a fait part de ses griefs, de ses points de vues, analyses et jugements de la situation, causes, effets.
Ils ont tous les deux accepté une réunion plénière c’est-à-dire avec l’autre partie, pour mettre à plat leurs visions, s’exprimer, écouter, et tenter de trouver un terrain d’entente.
Durant la première réunion plénière, la question du « qui commence à parler » peut avoir l’air importante, et c’est la responsabilité des médiateurs qu’elle ne le soit pas trop. Une plénière de médiation n’est pas un débat politique : on ne minute pas les temps de parole, mais chacun doit pouvoir dire tout ce qu’il a à dire. Cela fait partie du cadre fixé au début, et explique pourquoi ces réunions peuvent durer quatre, cinq, six, parfois sept heures.
Mais le premier qui expose sa vision des faits et de leurs origines va forcément impacter l’autre, c’est pourquoi les médiateurs demandent en général au deuxième orateur de ne pas répondre à ce qui vient d’être dit, mais de se borner à donner sa propre vision des faits.
Il sera toujours temps de commencer le match de ping-pong qui ne manquera pas de s’improviser, mais autant que ca soit le plus tard possible.
La nuance est importante, et même si cette injonction n’est pas toujours respectée, la situation s’équilibre finalement puisque chacun pourra dire tout ce qu’il a sur le coeur.
Il arrive cependant que les médiateurs aient envie que ca soit l’une des parties qui commence, parfois parce qu’ils analysent que celle-ci est plus fragile et gagnerait à pouvoir exposer son point de vue en premier, mais dans une grande majorité des cas on va laisser commencer celui qui le souhaite. L’idée, c’est de respecter le HIC et NUNC, le fameux ici et maintenant, l’émotion vécue qui donne toute sa valeur aux discours de chacun tant qu’elle reste dans le cadre fixé.
Le cadre…
Louise a commencé. Elle a parlé longtemps. Elle a raconté pudiquement leurs jours heureux, leur mariage, et puis l’usure, le divorce, et la situation bancale qui s’en est suivie.
Albert à parlé ensuite, il a raconté le grand effort qu’il a du faire pour continuer à travailler dans la même entreprise que Louise, a rappelé qu’il ne souhaitait pas divorcer, initialement, et que, c’est vrai, il a pris comme une provocation que Louise s’affiche si clairement avec son nouveau compagnon, devant lui et devant tout le monde.
Louise reprend la parole, elle parle de harcèlement, de violence dans la dernière année, de sa vie qui était devenue un enfer, du départ presque forcé son nouveau compagnon.
Les médiateurs observent Albert, et, voyant les jointures de ses poings qui blanchissent, ils lui demandent, pour désamorcer, comment il vit ce qu’il entend. Albert refuse de s’exprimer, disant qu’il ne parlera que lorsqu’elle aura fini. Il est rouge, il tremble.
Louise a terminé.
Albert prend la parole, et perd le contrôle de sa diction, il bégaye. Les médiateurs lui demandent s’il souhaite faire une pause, et il craque :
« MAIS NON, MAIS C’EST CETTE P^TE…. »
La déflagration silencieuse qui s’ensuit est presque aussi insupportable que l’insulte elle-même.
Non seulement Albert est sorti du cadre fixé par les médiateurs, mais il est même en train de marcher sur les pieds de l’ordre public, on n’a pas le droit d’insulter quelqu’un en France.
Alors que faire ?
Les médiateurs avaient l’intime conviction que cette médiation pouvait aboutir.
Ils l’ont moins.
Louise est effondrée.
Il doivent réagir, et vite. Les options sont peu nombreuses : Louise, qui est en larmes, peut quitter la pièce et terminer la médiation. Albert, qui est en colère, peut également quitter la pièce et mettre fin à la médiation.
Les médiateurs ont aussi ce pouvoir : ils peuvent clôturer la médiation à tout moment, et principalement s’ils sentent une emprise, que celle-ci n’est qu’un outil qui permet à l’une des parties de continuer a fusiller l’autre.
Et c’est ce qui semble se passer ici.
Mais la médiatrice a l’intuition que cette situation est utilisable, que la catharsis, le déblocage est à portée de main.
Elle ne perçoit pas vraiment d’emprise, alors elle prend un risque.
Elle se tourne vers Albert, le regarde dans les yeux, et dit simplement, dans un silence monacal
« Cette p^te ? »
Albert, toujours sous l’effet de la colère, continue à crier
« Oui, parfaitement, cette p^te »
Donc, même jeu
« Cette p^te ? »
« Non mais vous voyez ce que je veux dire quoi »
« Cette p^te ? »
« Bon OK, j’aurais pas dû dire ça »
« Cette p^te »
A la quatrième répétition, Albert se tait, longtemps.
Tout le monde fait de même.
Ses yeux se plissent, son menton tremble, et il s’effondre en sanglots.
Il pleure tellement qu’il ne peut plus parler, il essaye de s’excuser, dit qu’il est tellement désolé, qu’il ne comprend pas pourquoi il est comme ça, il le dit, et surtout, il le pense.
En une seconde la carapace est tombée, il a réalisé l’impact d’un an de colère, de cris, de violence. Louise, en voyant pleurer son ex-mari, n’a pas mise en doute la sincérité de sa douleur, ni de ses excuses.
Elle reconnaitra par la suite des erreurs et des maladresses.
Sur les bases de cet instant, de ce passage en ligne de crète où tout aurait pu basculer, ils finiront par trouver un accord, et s’engageront à gérer l’entreprise dans un climat apaisé pour organiser la sortie d’Albert, qui en exprimera le souhait, dans les deux ans à venir.
*Pour ceux qui auraient un doute, aucune confidentialité n’a bien entendu été bafouée dans ce récit.
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